Francia: Le monde entier tourne autour de la patate
CuisineAlors que le millésime 2016 n’a pas été facile pour les patates, éloge des variétés anciennes de Pro Specie Rara.

L’année dernière, les ramasseurs n’ont pas eu un boulot infernal. Les pluies abondantes du début de l’été et les chaleurs qui ont suivi ont occasionné une récolte maigrelette. Le mildiou a sévi. En Suisse, les patates standards du millésime 2016, comme celles de l’an passé, présentent bien souvent des fissures, des parties vertes et un poids plume. Voilà qui devrait militer pour la réintroduction de variétés vintage qui, derrière leurs looks parfois biscornus, se montrent à l’occasion plus résistantes et goûteuses.
La collection en altitude
Et ces chers tubercules d’antan, Pro Specie Rara les collectionne et les bichonne pour nous. PSR pour les intimes, c’est une estimable fondation qui s’occupe de la conservation du patrimoine menacé, animal ou maraîcher. A Arosa dans les Grisons, elle veille ainsi sur une centaine de pommes de terre anciennes, saines et cultivées en pleine terre. Le lieu n’a rien d’un hasard. «L’altitude favorise la qualité sanitaire. Les pucerons, vecteurs de maladie, y sont moins présents», explique Denise Gautier, coordinatrice romande de PSR. C’est bien aimable de garder tout ça là-haut. Mais à quoi bon? «Le fait qu’elles aient survécu jusqu’à aujourd’hui prouve leur adaptation et leur résistance, au mildiou par exemple. La diversité est gage de sécurité. Avec le réchauffement climatique, on sera peut-être bientôt tout content de les avoir sous la main.»
On l’a dit, ces miraculées ont également des arguments gustatifs. Désormais, la mode porte au pinacle les petites patates à chair ferme: charlotte, amandine, nicolas. «Or, les variétés farineuses s’avèrent incomparables pour nombre de recettes traditionnelles. Impossible de réaliser des gnocchis ou le maluns des Grisons sans elles.»
Chromatiquement et plastiquement aussi, nos mémés se montrent sexy. Particulièrement à l’heure où la patate doit offrir une silhouette ovoïde et une chair d’un jaune uniforme. Tristes canons de la beauté contemporaine. Comment dès lors ne pas s’émerveiller devant ces pulpes oubliées aux tons mutins: lie de vin chez la vitelotte, pourpre pour la Highland Burgundy Red, toute blanche côté guarda. Comment ne pas se réjouir de ces formes rebelles; du galbe lunaire de la petite nouille de 8 semaines, du profil escarpé de la pfavi ou du déhanché troublant de la reine de mai.
Calibrage avant tout
Ces courbes funky, si elles distraient, ne facilitent guère l’épluchage. Ce qui a sans doute précipité la disgrâce de leurs propriétaires. «Aujourd’hui, l’industrie agroalimentaire privilégie des pommes calibrées pour les machines à peler», glisse Denise Gautier. D’ailleurs, de ces variétés propres en ordre, il en naît des nouvelles tous les jours. «Mais elles ne durent pas. Elles font l’objet d’un engouement passager et retombent vite dans l’oubli.» Sachez enfin que Pro Specie Rara aligne sur son catalogue une soixante de ces folles aïeules patatoïdes, que l’on peut commander et faire prospérer dans son jardin.
Commandes en ligne sur www.prospecierara.ch.
Comment la fille des Amériques a séduit la Suisse puis tout le Vieux-Continent
On oublie bien souvent que la patate n’est pas née sous nos latitudes. Comme le chocolat et la syphilis, la pomme de terre vient des Amériques. Des Andes plus précisément, où pléthore de variétés sont cultivées depuis le paléolithique. Oui, ce socle de notre alimentation, ce légume patrimonial, ce tubercule quotidien, c’est un immigré de la énième génération, arrivé chez nous dans les valises des conquistadors.
Remarquez, sa carrière européenne démarre sur la pointe des pieds. Longtemps, il fit l’ordinaire des cochons et des indigents. Puis vint Parmentier, qui fit entrer la patate à la cour du roi de France. Enfin, dit-on. Il semble bien que l’histoire de Parmentier ait été quelque peu mythifiée au fil des siècles.
Après ça, le continent se met donc à carburer à la pomme de terre. Imprudemment parfois, comme l’Irlande, qui perdit un million de ses habitants en quelques années quand le mildiou ravagea ses champs en occasionnant une épouvantable famine. Il faut se souvenir de ce drame. Car si les Irlandais avaient planté plusieurs variétés peut-être auraient-ils mieux tenu le choc. La diversité, voyez-vous, peut sauver des vies.
Question pomme de terre, la Suisse joua les précurseurs. On doit le débarquement du tubercule sur nos rivages à un certain Gaspard Bauhin, recteur et doyen de l’Université de Bâle, qui le fit planter, à titre de «curiosité», dans un coin du Jardin botanique de la cité rhénane en 1589. Le climat helvète convint fort bien à la fille des Andes. Elle s’installa peu à peu dans les cantons voisins. Avant d’être adoptée et adorée au siècle suivant par le pays tout entier, qui sera la première nation européenne à tomber ainsi dans la patate. Le Bernois Samuel Engel, géographe et agronome, signe en 1771 un vibrant éloge sobrement baptisé Traité de la nature, de la culture et de l’utilité des pommes de terre. Cela ne s’invente pas. La Cité de Calvin, qui n’est pas encore suisse, résistera longtemps aux charmes de la belle américaine. «Le Dauphiné, le Lyonnais, la Savoie et le canton de Berne s’y sont tous convertis mais la prospère Genève n’en a cure», note David Hiler dans Regards sur la Révolution genevoise. «Le moteur principal de sa diffusion, la disette, ne fonctionne pas parce que l’annone genevoise, la chambre des blés, offre une protection efficace contre les effets les plus douloureux de la disette.»
Durant la dernière décennie du XVIIIe siècle toutefois, le blé se met à manquer. Les ventres gargouillent. La colère gronde. Le syndic Jean-Bénédict Humbert, alias Fils Duchêne, révolutionnaire, gouailleur et humaniste, se fait l’apôtre de l’introduction de la patate dans les campagnes autour de la ville comme antidote à la disette. La tuffelle, petit nom local de la pomme de terre, rime pour lui avec progrès et modernité. Il n’aura de cesse d’en faire la promotion jusqu’à ce que le tubercule andin fleurisse enfin sur les terres genevoises.
D’art culinaire, toutefois, il n’est pas encore question. La patate que l’on mange alors, mal bouillie et sans charme, se borne à remplacer le pain. Elle n’entrera dans l’arsenal gastronomique que des années plus tard. J.EST.
Fuente: http://www.24heures.ch/vivre/gastronomie/monde-entier-tourne-patate/story/28677682